Nous célébrons ce matin la fête du corps et du sang du Christ.
Dans mon enfance, cette fête avait lieu fin juin et alors s’appelait la Fête-Dieu. Dans les rues défilait une longue procession de fidèles précédée d’un dais à franges porté par quatre marguillers. Sous le dais, le curé revetu d’une chape dorée tenait le lourd ostensoir d’or du Saint-Sacrement. Une cohorte d’enfants costumés en anges le suivait en chantant et en distribuant sur leur passage des pétales de pivoines.
En ce temps-là, l’enseignement officiel de l’Église voulait que la présence du Christ dans l’hostie survienne par le truchement de la transsubstantiation. Un mot guère en usage aujourd’hui, sauf peut-être dans les mots croisés de haut niveau. Qu’en est-il aujourd’hui de l’Eucharistie?
Si l’on remonte aux récits que font les trois évangiles de Matthieu, Marc et Luc de la dernière Cène, les paroles de Jésus sont sans équivoque. Il dit du pain qu’Il rompt et distribue « Ceci est mon corps » et du vin qu’il fait circuler, « Ceci est mon sang ». Il utilise par deux fois le verbe être qui est un terme absolu d’identité.
Nous ne sommes donc pas ici devant un symbole à la manière de la colombe symbole de paix. Nous sommes en présence d’un pain mystérieusement devenu le corps du Christ et du vin devenu son sang. Il s’agit ici d’une nourriture et d’un breuvage partagés et consommés entre les membres de la communauté des apôtres au cours d’un repas. Selon les évangélistes, cette dimension communautaire est indissociable de la consécration : « Faites ceci en mémoire de moi ». Le pluriel de Jésus ici est essentiel.
Les apôtres ont bien retenu la signification de la Cène dont ses deux dimensions : la nouvelle identité du pain et du vin d’abord, et cet impératif de les consommer ensemble en mémoire de Jésus mort et ressuscité. Les Actes des apôtres en témoignent d’ailleurs avec insistance. Écoutons-les à propos des premiers chrétiens : « Ils étaient assidus à l’enseignement des Apôtres, à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières ». Tel sera le rituel dans les rassemblements de l’Église primitive.
Saint Paul le confirme et le précise à son tour dans son épître aux Corinthiens : « La coupe de bénédiction que nous bénissions n’est-elle pas une communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons n’est-il pas une communion au corps du Christ ? On ne saurait être plus explicite. Dès les débuts de l’Église, on le voit, l’Eucharistie est perçue comme l’expression même de l’union…
Fils de Dieu présent dans la plénitude des croyants au cœur de son humanité.
La simplicité de la définition primitive de l’Eucharistie autour du verbe être reliant le pain et le vin au corps et au sang de Jésus, cette simplicité n’a eu qu’un temps dans l’histoire de l’Église. En effet, les Pères de l’Église ne se montreront pas unanimes sur la question. Certes, si la majorité d’entre eux s’accorderont pour entériner la signification eucharistique du mémorial de la Cène, Jean Chrysostome écrit ainsi très clairement : « À ceux qui le désirent, Jésus ne se donne pas seulement à voir mais aussi à toucher, à manger. » Et avec lui les Pères de l’École d’Antioche, dont Cyrille de Jérusalem. Mais par ailleurs, l’École d’Alexandrie, avec Origène et Clément d’Alexandrie, privilégie une interprétation allégorique. « Le Logos, écrit ce dernier, est désigné allégoriquement de bien des manières : nourriture, chair, aliment, pain, sang, lait. « La nature de l’Eucharistie est donc un débat durant les premiers siècles de l’Église.
La crise de la Réforme divisera aussi les croyants. Les disciples de Luther et de Calvin privilégieront une interprétation spirituelle selon l’expression de « manducation spirituelle ». D’une manière générale les catholiques de leur côté opteront pour la signification réaliste et sacramentelle de l’Eucharistie, mais des dissidences persistent.
Avec la contre-réforme et le concile de Trente, on voit s’exprimer des divergences de taille entre les Pères : Neuf d’entre eux évoquent saint Augustin en faveur d’un sens spirituel. Dix-neuf s’en tiennent au sens eucharistique réaliste. Vingt et un admettent les deux options et dix enfin s’abstiennent ! Une chatte n’y aurait pas retrouvé ses petits !
Il faudra attendre les travaux de l’exégèse et de la théologie modernes pour voir apparaître, dans les formulations de Vatican II des définitions qui réactualisent la simplicité des formulations de l’Église primitive et de saint Paul.
Parlant du mystère de la dernière Cène dont l’eucharistie constitue le rappel, la constitution dogmatique lumen gentium écrit que les catholiques se réunissent : « afin que, par la chair et le sang du Seigneur, soient étroitement unis tous les frères de la communauté. » Car, précise plus loin la citation « la participation au corps et au sang du christ ne fait rien d'autre que de nous transformer en ce que nous prenons. » Avec cette définition nous sommes conduits au seuil du mysèère central où s'exprime la foi chrétienne.
Vatican II n’a pas fait que clarifier les choses. Il a relancé comme jamais le dialogue œcuménique. Face à l'Eucharistie, les anciennes divisions sont vite apparues caduques. Des échanges se sont multipliés. Des rapprochements se sont manifestés. En 1972, deux ans après le concile paraissent, sous l’initiative des églises réformées, l’accord doctrinal des Dombes. Un catholique d’aujourd’hui reconnaîtrait pleinement sa foi dans cet extrait consacré à l’eucharistie :
« Nous confessons donc sensuellement la présence réelle, vivante et agissante du Christ dans ce sacrement. »
Et plus loin :
« L'acte du Christ étant don de son corps et de son sang, c'est-à-dire de lui-même, la réalité donnée sous les signes du pain et du vin est son corps et son sang. » On ne saurait être plus clair et l’on retrouve le mystérieux verbe « être » qu’utilisent les Évangiles synoptiques, les Actes des apôtres et les affirmations de saint Paul.
Enfin, douze ans plus tard paraissait, côté catholique en 1984, une somme de catéchèse fondamentale intitulée La foi des catholiques. Le Père Marie-Dominique Chenu, dominicain expert à Vatican II et ami de la famille Saint-Albert-le-Grand était au nombre des collaborateurs. Dans les passages consacrés à l’Eucharistie, l’imposant ouvrage met bien en lumière la dimension communautaire indissociable de la communion au corps et au sang du Christ. Citons-la :
« La communion de l'Église culmine dans la célébration eucharistique, source et sommet de toute vie chrétienne […] C'est en assemblée eucharistique qu'est vraiment manifestée et réalisée l'unité des croyants avec leur Seigneur et entre eux. L'Église décline alors son identié profonde. »
En communiant tous ensemble au corps et au sang de Jésus nous réaliserons en Lui la plénitude de notre égalité fraternelle. C’est ce que nous confesserons tout à l’heure en faisant mémoire de la mort et de la résurrection de Jésus source première de notre foi.