« Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent », d’autres paroles fortes de Jésus après celles des béatitudes que nous avons entendues dimanche dernier. Est-ce que Jésus en demande trop? Est-ce réaliste? Le groupe de préparation de cette célébration a choisi comme thème ‘aimez vos ennemis’ suivi d’un point d’interrogation.
Nous savons bien que la vie au quotidien deviendrait intenable si personne ne se pardonnait. Que serait la vie d’un couple, d’une famille ou d’une communauté, sans pardon? Malheureusement, nous voyons trop de personnes prisonnières de la rancune et de la haine. La haine est un poison sournois qui, petit à petit, peut aigrir le cœur et détruire une personne.
Mais, comment pardonner quand nous avons été profondément blessés souvent par des personnes que nous connaissons ou que nous aimions? Cette semaine, j’entendais la mère d’une femme assassinée par son conjoint. Ce dernier, après avoir reconnu sa culpabilité, avait demandé pardon. « Il est facile de s’excuser, disait-elle, mais, moi, jour après jour, je dois vivre avec la perte de ma fille ». Comment ne pas la comprendre?
Pensons aussi à ces personnes victimes de pédophiles ou de violences conjugales. Pensons aux victimes de la Shoah, aux personnes emprisonnées dans tous les goulags de ce monde! Comment peuvent-elles pardonner à leurs tortionnaires ou encore à ceux ou celles qui les auraient dénoncées?
Au point de départ, pour bien comprendre Jésus, il ne faut pas oublier qu’il est un sémite et qu’il lui arrive de forcer les traits en usant d’hyperboles. Après avoir été frappé sur une joue, faut-il tendre l’autre? Jésus lui-même ne l’a pas fait quand il a été frappé par le serviteur du grand-prêtre. Au contraire, il lui a demandé : « Pourquoi me frappes-tu? Dis-moi en quoi j’aurais mal parlé? » À travers cet exemple et son appel à ne pas réclamer le bien volé, Jésus ne demande pas de reproduire ces comportements mais de ne pas nous enfermer dans une logique de vengeance ou de riposte.
La clé de la pensée de Jésus nous est donnée quand il affirme : « ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le aussi pour eux ». Ce que nous appelons la règle d’or. Celle-ci était connue bien avant le temps de Jésus mais sous sa forme négative. « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse ». La règle d’or sous sa forme négative constitue un véritable progrès dans l’évolution des mœurs de l’humanité. Elle continue encore aujourd’hui à inspirer plusieurs personnes. En effet, il m’arrive d’entendre : ‘moi, dans ma vie, je ne fais pas de mal aux autres’. D’ailleurs, ne répétons-nous pas à nos enfants : « Ne mords pas ton petit frère! Aimerais-tu cela qu’il te morde? » Il n’en demeure pas moins qu’il y a tout un monde entre la formulation négative de la règle d’or et la formulation positive proposée par Jésus. Jésus nous entraîne beaucoup plus loin en faisant d’une interdiction de ne pas faire du mal à une exigence de faire du bien.
Cette règle d’or nous aide à comprendre ce que peut vouloir dire ‘aimer ses ennemis’. Il ne s’agit pas d’être mû par l’affectivité mais, malgré ce que nous pouvons ressentir, de chercher le bien de l’ennemi et de lui être bienveillant. Il ne s’agit pas d’être guidé seulement par les sentiments mais par la volonté de vouloir du bien même à celui ou à celle qui nous a fait du mal.
Pourquoi Jésus nous demande-t-il d’agir ainsi? Parce que notre offenseur sera désarmé? Jésus n’en dit rien. Il se place à un autre niveau : celui de notre relation avec Dieu lui-même. Tout d’abord, si nous souhaitons être pardonnés par Dieu, il faut commencer par pardonner nous-mêmes. Nous le redisons chaque fois que nous récitons le Notre Père. Mais, dans cet évangile, Jésus offre une autre raison très différente de celle de la réciprocité du pardon. « Soyez miséricordieux, comme votre Père est miséricordieux! » « Vous serez alors les fils du Très-Haut, car lui, il est bon pour les ingrats et les méchants ». Aimer les ennemis pour être comme le Père, pour se comporter comme lui. Si les enfants portent les gènes de leurs parents, nos gènes d’enfants de Dieu doivent inclure celui de la miséricorde.
Saint Paul reprend le même thème mais sous le mode de l’évolution. Il y a d’abord eu Adam, le premier homme, être d’argile, et il y a maintenant le second Adam, Jésus, le Christ, le Ressuscité, l’homme spirituel, habité par l’Esprit. Si nous sommes à l’image du premier, nous sommes appelés à devenir l’image du second. « Nous serons à l’image de celui qui vient du ciel ». Comment alors ne pas pardonner comme lui, lui qui meurt sur la Croix en pardonnant à ses ennemis? Être image du Christ, c’est être fils de ce Dieu qui est bon pour tous les êtres humains, bons et méchants.
Entre le premier Adam et le second, toute une histoire marquée par la haine, la vengeance et le sang. Tout commence bien mal. Caïn, fils d’Adam et d’Ève, assassine son frère Abel par jalousie. Plus tard, un des descendants de Caïn, Lamek dira à ses femmes : « Pour une blessure, j’ai tué un homme ; pour une meurtrissure, un enfant. Caïn sera vengé sept fois, et Lamek, soixante-dix-sept fois ! » (Gn 4, 23-24). L’humanité partait de loin. Au cours de l’histoire, la loi du talion ‘œil pour œil, dent pour dent’ est venue humaniser le désir de vengeance. Aujourd’hui le Christ vient faire passer l’humanité à la dernière étape de son développement : devenir enfant de Dieu habité par ses mœurs mêmes. Ne plus nous laisser conduire par l’instinct de vengeance mais par l’Esprit de Dieu.
Comment vivre ce passage compte tenu de notre héritage et du monde dans lequel nous vivons où la haine et la violence sont trop présentes, avec des médias se nourrissant de tous les conflits ? Il est vraiment difficile pour le disciple de Jésus, le second Adam, de passer de la rivalité, de la vengeance, de la certitude qu’il faut se venger et que là seul résident le courage et la noblesse au souci de faire du bien même à ses ennemis. Mais il ne faut surtout pas penser que nous devenons image du second Adam seulement par nos efforts. Nous devenons ce second Adam spirituel par la présence transformante de l’Esprit. C’est lui qui nous rend capables de nous ouvrir progressivement à la possibilité du pardon. « Sans moi, vous ne pourrez rien faire », dira Jésus à un autre moment.
Dans cet évangile, Jésus n’aborde pas les difficultés psychologiques de ses exigences ni les étapes nécessaires pour pouvoir penser même à pardonner. Pardonner peut exiger beaucoup de temps. Les blessures sont quelques fois si profondes. Mais Jésus nous indique une direction, un chemin de vie, une lumière devant nous guider. Il nous invite à ne pas nous enfermer dans la stérilité de la haine, à ne pas renfermer l’autre dans notre jugement et à nous dépasser. Mais, encore une fois, n’oublions pas : nous ne sommes pas seuls, l’Esprit est en nous.
Je terminerai en citant Martin Luther King. « La résistance non violente ne cherche pas seulement à éviter de se servir de la violence physique ou extérieure. Elle concerne aussi notre être intérieur. Elle consiste à refuser la haine et à vivre selon des principes fondés sur l’amour. Il faut briser le cercle vicieux de la haine et de la violence et retrouver la fraternité humaine. Celui qui me fait du mal se fait d’abord du mal à lui-même ».
Dans cette eucharistie, rendons grâce à Dieu qui, par la mort et la résurrection de son Fils, brise le cercle vicieux de la haine et nous ouvre le chemin de l’amour et du pardon et qui, par le don de son Esprit, nous permet de devenir son image et ainsi ses fils et ses filles. Amen.