La liturgie d’aujourd’hui nous offre trois textes qui nous ont beaucoup interpellés, l’équipe de préparation de cette célébration. Il y a dans les mots de ces textes, cette grande quantité de mots, quelque chose qui ne peut que nous toucher en plein cœur, tout particulièrement en ces temps où la guerre frappe aveuglément des innocents : « J’ai vu, oui, j’ai vu la misère de mon peuple et j’ai entendu ses cris. » Cela peut sembler un peu bête, dit comme ça, mais, en lisant ces textes, il y a une sorte de proximité, voire de familiarité, ressentie entre Dieu et nous, comme si, tout à coup, Dieu n’était pas un être lointain, ou un être connu par un intermédiaire, comme par un prophète, par Jésus, ou un récit, mais il est un Dieu proche, un Dieu qui nous habite et avec lequel une conversation intime s’engage, une conversation qui est devenue non seulement possible mais nécessaire, une conversation qui guérit une blessure enfouie parce que douloureuse. C’est ce qu’a vécu Moïse.
Au début de la première lecture, extraite du livre de l’Exode, Moïse est le berger d’un troupeau, celui de son beau-père. Mais tout n’a pas été toujours aussi bucolique pour lui. Il y a peu de temps de cela, Moïse était encore en Égypte, lui, l’enfant juif abandonné puis rescapé des eaux du Nil et élevé par la fille du Pharaon. Était-il juif ? Était-il égyptien ? Suite à un événement tragique, un geste de révolte qui se terminera par le meurtre d’un égyptien qu’il voit maltraiter des hébreux en train de trimer dur, Moïse n’aura d’autre choix que de s’enfuir. C’est la peur qui l’a fait fuir au désert et non pas le courage. Et c’est à ce moment-là, s’occupant de ses moutons, que Moïse a entendu quelle serait désormais sa mission : non seulement libérer ses frères de sang de l’esclavage mais aussi et surtout être le premier à témoigner du nom de Dieu : « Ils vont me demander quel est ton nom; que vais-je leur répondre ? Tu leur diras : Celui qui m’a envoyé vers vous c’est : Je-suis. C’est le Seigneur, le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob. » Cette belle histoire de la vocation de Moïse ne se contente pas de dire que Dieu a vu la misère de son peuple mais aussi que Dieu envoie : Je suis venu pour délivrer mon peuple. Va, je t’envoie, dit le Seigneur. Nous connaissons le long itinéraire que sera celui de Moïse : son retour en Égypte pour libérer ses frères de sang et sa traversée du désert avec cette espérance au cœur de voir un jour la Terre Promise. 40 années d’itinérance! 40 années pour que Dieu puisse faire de leur vulnérabilité et de leur révolte un terreau duquel, après encore bien des fois 40 ans, allait surgir, au beau milieu de la vigne, le figuier attendu, le Messie, le Christ!
Il aura fallu à Dieu des siècles de travail de cet terreau pour qu’il produise des fruits mais, quiconque d’entre nous s’adonne un tant soit peu au jardinage, sait que le plus grand des dilemmes auquel un jardinier est parfois confronté est de devoir sacrifier ou non un plant pour lequel il a déjà consacré beaucoup de temps parce que ce plant ne produit pas les fruits attendus. La vie de ce plant met en péril la vie de tous les autres plants parce qu’il épuise le sol, parce qu’il risque d’attirer des parasites. C’est le dilemme auquel était confronté le vigneron dans l’évangile de ce matin et dans lequel le propriétaire de la vigne nous rappelle que l’échec est toujours possible et qu’il y a des situations où l’espoir peut n’être qu’une vaine illusion. Jésus est le premier à nous le rappeler. Dans les chapitres qui précèdent l’évangile de ce dimanche, Jésus est confronté à des situations de rejet et d’échec : un village de Samaritains qui refusent de l’accueillir, sans oublier les Pharisiens, les chefs des prêtres, tous ceux et celles qu’il a appelés à le suivre et qui ont refusé de le faire, et que dire de ses disciples qui l’ont abandonné au moment où ils auraient dû lui apporter leur soutien!
Le figuier de l’évangile de ce matin ne pouvait plus produire de fruits parce que le terreau dans lequel étaient plongés ses racines était en train de devenir stérile. « Maître, laisse-le encore cette année, le temps que je bêche autour pour y mettre du fumier. Peut-être donnera-t-il du fruit à l’avenir. »
Le Maître de la vigne donne un sursis à son ultimatum! Il y a un texte du Talmud qui dit que dans un figuier il y a toujours, si l’on cherche bien, une petite figue mûre cachée derrière une feuille, et cette petite figue, si on en prend bien soin, deviendra à son tour un figuier portant des fruits. Mais il faudra du temps. La Parole de Dieu est une école qui éduque à l’attente. Encore une fois, revenons à notre propre expérience de jardinage. Malgré l’état piteux d’un plan, il y a toujours une fleur, un fruit ou un légume contenant au moins quelques graines qui pourront être récupérées et qui pourront à leur tour, peut-être, donner d’autres fleurs, d’autres fruits ou d’autres légumes la saison prochaine. Les graines contiennent toujours en elle-même tout ce dont elles ont besoin pour croître mais tout dépend du terreau, et la qualité du terreau c’est l’affaire du jardinier. Aucun fruit ne naît fruit. Il le devient. De la même manière, personne ne naît disciple de Jésus.
Il le devient à travers un long temps de dormance, comme la graine enfouie dans la terre et qui en tire tout ce dont elle a besoin pour partir à la conquête de la lumière. Vous savez aussi que le pire ennemi pour la croissance d’une plante est l’excès d’eau. Il faut laisser la plante avoir soif. La relation avec Dieu passe elle aussi par une période de soif. C’est tout le sens de l’exode à travers le désert. La soif, la faim peuvent provoquer des colères, comme ce fut le cas des hébreux dans le désert, allant jusqu’à préférer leurs bourreaux à leur libérateur. Le silence de Dieu, lui, peut provoquer une stérilité spirituelle. C’est le mystère de la vie et c’est aussi le mystère de la foi.
À la fin de la parabole, nous ne savons pas si, grâce à l’intervention du vigneron, le figuier a finalement donné du fruit! Le vigneron comme beaucoup d’entre nous, face à des situations dont une issue heureuse semble improbable, se dit que, malgré tout : « Peut-être donnera-t-il du fruit à l’avenir! » Mais j’aime aussi croire que le maître de la vigne s’est peut-être rappelé ces versets du prophète Jérémie : « Béni soit l’homme qui met sa foi dans le Seigneur, dont le Seigneur est la confiance. Il sera comme un arbre, planté près des eaux, qui pousse, vers le courant, ses racines. Il ne craint pas quand vient la chaleur : son feuillage reste vert. L’année de la sécheresse, il est sans inquiétude : il ne manque pas de porter du fruit. » (Jr 17, 7-8).