Contrairement à la semaine dernière, nous n’aurons pas aujourd’hui tendance à aborder Jésus en lui demandant : « Mais qui es-tu pour nous parler ainsi ? » Jésus, dans l’Évangile que nous venons d’entendre parle notre langage. Il exprime le gros bon sens, et nous lui donnons spontanément notre adhésion. Nous rions avec lui de la personne qui prétendrait y voir clair sur les autres en étant aveugle sur elle-même ou sur cette autre qui voudrait servir de guide mais n’en aurait pas les compétences.
Nous rions bien parce que nous connaissons ce type de personnes toujours très lucides, bien promptes à voir les petits travers des uns et des autres alors qu’elles-mêmes semblent parfaitement ignorantes de leurs propres limites. « Heureusement, nous ne sommes pas comme cela », aimons-nous à croire ! Peut-être faut-il écouter cet Évangile avec un petit soupçon sur nous-mêmes et notre possible aveuglement. À tout le moins pourrions-nous reconnaître notre tendance à voir plus facilement chez les autres leurs défauts que leurs qualités. À supposer que notre jugement soit juste, avons-nous envers nous-mêmes cette lucidité que nous exerçons envers le prochain ?
Complaisance envers nous-mêmes, sévérité envers les autres. Les adultes le font avec plus de subtilité que les enfants qui entre eux ne manquent pas d’utiliser cette répartie : « Commence donc par te regarder ! » Denise Filiatrault et Dominique Michel chantaient : « qu’à rise donc d’elle avant qu’à rise des autres ! » Cette sévérité se retrouve souvent chez des personnes aigries qui sont obsédées par les travers des autres, comme si elles n’avaient jamais rencontré le regard miséricordieux que Dieu pose sur elles.
La sagesse populaire est faite de ces observations sur le comportement humain. Jésus n’a pas manqué de la prendre en compte pour transmettre son message de vie. Il y puise en y ajoutant une légère touche qui nous amène à réfléchir non seulement à nos relations humaines mais également à notre attitude devant Dieu. S’il arrive que la sagesse divine paraisse folie à notre regard trop humain, parfois, comme c’est le cas aujourd’hui, la sagesse divine vient encore renforcer la sagesse humaine.
Petit problème : l’Église tout entière ne doit-elle pas être interpellée par le message de Jésus ? Elle se veut « mère » et « éducatrice », mais ne se met-elle pas dans la position que dénonce Jésus ? Au cours des dernières années, il lui a fallu devenir plus humble dans son attitude. Elle détient une distance critique qui lui donne une certaine vue sur le monde, mais le monde est aussi en droit d’exiger d’elle cohérence et authenticité. De l’intérieur, il peut aussi nous arriver de « juger » l’Église, comme si nous y étions extérieurs, sans s’attarder à la qualité et la consistance de notre propre engagement.
Il est normal de juger, c’est-à-dire d’exercer son jugement. Mais attention de ne pas le rendre trop définitif, d’immobiliser l’autre dans nos perceptions qui peuvent parfois être de simples projections ou un désir de se valoriser en diminuant les autres. Notre regard n’est pas toujours aussi pur que nous le croyons. Il se porte sur l’extérieur, parfois sur des broutilles, alors que l’intérieur, le cœur de l’autre lui échappe.
Nous revenons là où nous avons laissé la semaine dernière : « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés. Pardonnez et vous serez pardonnés ». Cette semaine, c’est Jésus qui nous adresse une question : « qui es-tu pour juger ainsi ? » D’abord un regard lucide sur soi avant d’intervenir, de corriger l’autre. Enlève d’abord la poutre de ton œil ! La paille détectée dans l’œil de mon frère ou de ma sœur m’invite à poser un regard introspectif sur ma propre situation. La correction fraternelle ne peut être à sens unique. Elle s’inscrit dans un mouvement communautaire de conversion, dans le respect du rapport d’égalité, entre frères et sœurs. Personne ne peut poser en maître puisque nous n’avons qu’un seul Maître, le Christ. De même l’accompagnement d’un guide s’avère nécessaire pourvu qu’il en ait les capacités, qu’il ait été formé par le Christ. Le rapport fraternel doit toujours prévaloir. Tout comme le lien de charité.
La parabole de l’arbre qui porte de bons fruits n’a pas un rapport évident avec les deux autres. Elle nous rappelle, cette parabole, qu’en fait, c’est le cœur qui regarde, le cœur aussi qui parle. En Église, c’est notre mission collective de produire de bons fruits. Notre regard est-il tendu vers cet objectif ? Nos paroles servent-elles à faire fructifier la récolte ou bien à assécher ce qui ne demandait qu’à mûrir encore un peu plus ? Avons-nous un cœur d’Église, soucieux de la fécondité de tous ses membres ? désireux d’offrir au monde des fruits délectables ? C’est la pureté de cœur que donne l’Esprit de Dieu à l’œuvre dans l’Église, justement pour produire les fruits de l’Esprit. Adoptons le regard de Jésus, faisons-le nôtre pour la croissance de toute la communauté humaine.