Dans les familles, quand la visite se pointe, les parents, le plus souvent la mère s’assure que tout le monde saura se tenir. Les enfants se feront avertir : « surtout pas de chicane devant la visite! ». Il importe de paraître sous son meilleur jour, d’être le plus plaisant possible. Même si des invités s’amènent sans trop prévenir, « on mettra un peu plus d’eau dans la soupe! » parce qu’on sait bien recevoir.
Sara et Abraham ont bien su recevoir leurs mystérieux visiteurs à qui ils ont offert une généreuse hospitalité. Bénis soient-ils! Mais il en va autrement de Marthe et Marie…
(!*!*!*) Qu’est-ce que j’entends? Un bruit de casseroles en provenance de la cuisine? Chez-nous, ce bruit était aussitôt interprété comme le grondement du tonnerre avant l’orage. De la même façon, j’imagine que Marthe exprime par là sa frustration. Mais Marie ne bouge pas! N’y tenant plus, Marthe sort de ses gonds et de sa cuisine pour réclamer l’aide de sa sœur. Mais c’est Jésus, l’invité, qu’elle interpelle : « Ça ne te fait rien que ma sœur m’ait laissé faire seule le service? » Très fâcheux comportement, vous en conviendrez! Mettre son visiteur dans l’embarras! L’obliger à prendre parti! À arbitrer un conflit! « Voyons, Marthe, cela ne se fait pas! voudrions-nous lui dire », mais on n’ose pas trop parce que « à quelque part » nous lui donnons raison. Marie pourrait bien se grouiller un peu, reporter son colloque avec Jésus au moment du dessert pour que sa sœur puisse aussi en profiter. Ça ne lui coûterait pas beaucoup de donner un coup de main à la cuisine!
Que peut donc nous apprendre cette scène de ménage qui nous paraît un peu puérile? Nous nous en tenons le plus souvent à un message moral. L’attention à l’autre.
Au-delà de l’agir, une vraie écoute de l’autre, une disponibilité sans partage. L’importance d’être avec l’autre. Réunir les deux types d’accueil, le service et la présence à l’autre.
Et ici, le prédicateur aurait beau jeu pour dénoncer combien il nous est difficile de rester inactifs, que même en présence de l’autre, nous sommes pris par nos soucis, ou connectés à notre téléphone intelligent, ou que les repas familiaux se passent en silence devant la télévision plutôt que dans des conversations entre les membres de la famille.
Tout cela ne manque pas de justesse, mais est-ce bien le message de l’évangile?
Remarquons que si Marthe et Marie s’étaient comportées exactement comme il se doit, il n’y aurait eu aucun problème : mais voilà, toutes deux ont enfreint nos codes de bienséance, toutes deux ont manqué aux bonnes manières, celles-là mêmes qui nous ont été inculquées dès la plus tendre enfance, et que nous nous attachons à observer. Il semble que l’évangéliste ait voulu ce conflit pour transmettre son enseignement. Lequel?
L’interprétation traditionnelle de l’Église, voit dans cet épisode la mise en scène des voies actives et contemplatives, qui marquerait la supériorité de cette dernière. L’action, c’est bien, mais la contemplation, c’est mieux. Mais, si tel devait être le message, était-il bien nécessaire de les mettre en opposition? De diminuer l’une pour valoriser l’autre? Même si nous n’aimons pas la chicane, celle que nous présente l’évangile a sans doute quelque chose à nous apprendre.
Qu’aurions-nous fait à la place de Marie quand elle a été réquisitionnée par sa sœur? Selon nos normes de société, nous nous serions tous précipités à la cuisine en nous excusant auprès de Jésus. À tout le moins nous nous serions offerts pour faire la vaisselle! Marie, elle, ne bouge pas, ne dit rien.
Comment s’expliquer le comportement de Marthe? Elle est débordée par les soins du service. Peut-être a-t-elle été un peu ambitieuse dans son menu? L’attitude de Marie l’irrite : elle se débat comme un diable dans l’eau bénite tandis que l’autre se la coule douce auprès de l’invité. Sentiment d’une grave injustice. Mais pourquoi ne pas s’adresser directement à sa sœur? C’est comme si elle avait une hésitation. Qu’elle voulait une confirmation par Jésus de la justesse de son indignation. Quel regard Marthe portait-elle sur la scène au salon? Peut-être avait-elle l’intuition que sa sœur avait raison?
Jésus lui manifeste de la compréhension. Il voit son souci. Et de façon peut-être un peu maladroite, l’invite à relativiser. « Tu t’agites pour bien peu des choses », lui disait-il dans l’ancienne traduction qui semblait dévaloriser le menu de la pauvre Marthe. La nouvelle traduction a rétabli par « tu t’agites pour bien des choses ». Oui, Marthe est bien occupée. Au Japon, on emploie cette expression étrange : « occupé au point d’emprunter la patte du chat » …Pour sa part, plus logique, Marthe réclame la main de sa sœur!
Jésus apprécie bien tout le mal que Marthe se donne, mais quand on en vient, comme elle, à perdre sa paix intérieure, cela n’est pas très sain, s-a-i-n, ni saint! Rien n’est saint sans liberté. Marthe n’est pas sans éprouver elle-même un malaise. Jésus, en s’adressant à elle, lui dit qu’une seule chose est nécessaire. À Marthe prisonnière de la multiplicité des tâches, Jésus affirme l’unique nécessaire.
Mais précisément, en préparant le repas, Marthe a voulu s’occuper de ce qu’elle jugeait nécessaire. Là-dessus, nous la rejoignons. Il faut bien que quelqu’un prépare le repas, non?
Pourtant, selon Jésus, c’est Marie qui a choisi la meilleure part, l’unique nécessaire. Est-ce une manière de dire que Marthe a pris la deuxième? Que la meilleure part n’est offerte qu’à Marie? Et pourquoi?
S’asseoir aux pieds de Jésus, l’écouter parler, était-ce vraiment « nécessaire »? Nous mettrions plutôt cela du côté du loisir, non?
Puisque nous avons tendance à nous identifier à Marthe, il nous faut maintenant entendre le sermon de vacances de Jésus. À Marthe comme à nous, Jésus dit que nous nous préoccupons de bien des choses, que nous nous « agitons pour bien des choses ». Comme Marthe, nous sommes à l’année longue enfermés dans le monde de la nécessité, sauf peut-être un peu moins durant le temps des vacances. La nécessité commande nos vies. Il nous faut faire ceci, et encore ceci. On n’en voit jamais la fin. Le nécessaire nous accapare! Il nous réclame constamment. Nous voudrions avoir un peu de temps pour la prière, pour l’écoute de la Parole? Voici qu’une voix venue de la cuisine de la nécessité nous rappelle à l’ordre. N’attendons pas que la voix de la nécessité nous dégage un temps pour notre vie de foi!
Pouvons-nous avoir la force de Marie? La force de ne pas céder à la dictature du nécessaire? Celle d’affirmer comme nécessaire ce qui est trop souvent, sinon toujours, considéré comme non prioritaire?
Et puisque nous comprenons Marthe de l’intérieur, que fera-t-elle, Marthe? Répondra-t-elle à l’appel qu’elle ressent en elle-même de l’unique nécessaire? Réclamera-t-elle, elle aussi, la meilleure part? Ou sera-t-elle à jamais aliénée par le monde du nécessaire? C’est elle qui préparait le repas, et voici que c’est Jésus qui lui offre la meilleure part. Comment pourrait-elle, comment pourrions-nous la dédaigner?