Il y a des gens doués qui attendent beaucoup d’eux-mêmes. Ils sont en possession de leurs moyens. Ils détiennent une expérience, une compétence qui les autorisent à réaliser des projets ambitieux que d’autres, même dans leur domaine d’expertise, n’oseraient entreprendre. De façon assez paradoxale, ils ignorent le risque et l’aventure. Ils ne font que déployer leurs capacités en y mettant l’effort et l’énergie requise, pourvu que les circonstances extérieures leur soient favorables. Même si tout leur réussit, ils n’ont pas forcément de prise sur l’ensemble de leur existence. Notre recherche de maîtrise a toujours ses limites.
Abraham notre « père dans la foi » semble s’être passablement bien tiré d’affaire, jusqu’à l’âge de 75 ans alors que Dieu est intervenu dans son histoire pour l’inviter à tout quitter. Il aurait pu choisir le statu quo, s’en tenir à l’horizon qui était le sien. Il serait alors mort sans descendant ni postérité. Il a plutôt accepté la nouvelle vie que Dieu lui proposait, et grâce à la foi, dans un acte de confiance et d’abandon, il est parti pour un pays inconnu. Cet arrachement à son univers familier lui a valu une immense fécondité. Son existence en a été élargie, réinventée.
La réponse à l’appel de Dieu a fait la réussite de la vie du grand patriarche. Elle nous est donnée aujourd’hui en exemple. Tout le récit s’attache à montrer que Dieu est à l’origine des bienfaits survenus à Abraham. Aucun de ceux-ci n’auraient été à sa portée, aucun n’aurait pu être obtenu par ses propres forces. Parce qu’il a eu foi en Dieu, Abraham a été comblé.
La foi, c’est cet appareillage entre un être humain et Dieu. À partir du moment où elle intervient, le moi cesse d’être en conversation intérieure avec lui-même. Il s’ouvre à une autre voix, au plus près de lui-même, mais Autre. Cette voix pour Abraham a pris consistance, elle est devenue appel à d’autres possibles auxquels il n’aurait jamais pensé. Abraham a pris le chemin de la foi, ce chemin qui se fait en marchant, et chaque pas augmente l’assurance d’être avec Dieu, dans la lumière. Dans la réponse à l’autre, à l’hôte mystérieux, Abraham devenait lui-même. Au départ, il ne savait pas, il ne connaissait pas, n’a rien vérifié, mais son obéissance à l’appel lui a donné au centuple ce qu’il avait quitté.
Nous sommes en bien meilleure position qu’Abraham. En Jésus Christ, toutes les promesses ont trouvé leur accomplissement. Si tout n’est pas encore achevé, nous sommes déjà dans la joie, avec la ferme espérance de la complète réalisation du projet de Dieu. Le mystère de mort et de résurrection du Christ en est le gage certain. Un parfum d’espérance dans notre été.
Le détachement proposé par Jésus est en vue d’un enrichissement, un trésor inépuisable. Le don de Dieu est à recevoir. Sa réception engage toute notre personne. Par sa Parole, surtout la Parole incarnée en Jésus-Christ, Dieu est entré en dialogue avec notre humanité.
Nous sommes avides de scruter cette parole, de bien l’entendre et de l’accueillir comme parole vivante pour aujourd’hui. C’est elle, la Parole qui a été à la base de la vocation et de la mission d’Abraham. C’est elle encore qui nous rejoint pour nous dévoiler les besoins de l’Église et du monde. C’est elle aussi qui nous met en marche, aujourd’hui, parce qu’elle est notre vie, notre espérance.
Dans l’évangile, on trouve cette recommandation de Jésus : « Restez en tenue de service, votre ceinture autour des reins, et vos lampes allumées ». Jésus emploie une image pour désigner le genre de présence au monde qu’il attend de ses disciples. La tenue de service les rend repérables, non pas comme ceux qui dominent et exercent un pouvoir, mais comme ceux qui ont pour fonction de servir. Le vêtement ramène aussi bien à la mission qu’à l’identité du disciple, sa disposition à servir Dieu et son évangile, dans l’humilité et l’obéissance, à la manière du Christ et des Apôtres.
Cette tenue de service est liée à notre espérance. Nous attendons activement le jour du Seigneur, nous le préparons par le soin que nous prenons de la maison du Maître et de tout ce qui nous a été confié. Comme membres de la communauté chrétienne, nous avons à cœur de garder la Parole, de tenir nos lampes allumées jusqu’au jour où le Christ reviendra dans la gloire. En attendant, nous accueillons toute personne qui frappe à notre porte, nous veillons, nous servons. Comme « des gens qui attendent leur maître à son retour des noces », comme des gens qui attendent l’inattendu de Dieu.