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4e DIMANCHE DU TEMPS ORDINAIRE – A

30 janvier 2011

Les Béatitudes

Hélène Pelletier-Baillargeon

Sophonie 2, 3; 3, 12-13

Cor. 1, 26-31

Matthieu 5, 1-12a

J’étais enfant alors — sept ou huit ans peut-être — lorsque, un jour, ma mère me proposa l’évangile de Jésus accueillant et embrassant les enfants. Pour mieux me faire sentir l’amour de Dieu, elle m’expliquait que les petits enfants faisaient l’objet d’une prédilection toute particulière de la part du Seigneur. Au lieu de me réjouir, ces paroles provoquèrent chez moi un profond désarroi : ainsi, lui disais-je, lorsque je grandirai et cesserai d’être une enfant, Jésus m’aimera moins qu’avant?Hélène Pelletier-Baillargeon
Avec les années et une fréquentation plus mature des textes, je comprendrai ce qui signifie, pour un adulte, revêtir l’esprit d’enfance : « Si vous ne devenez semblables à ces petits enfants, dira plus loin Jésus, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux ».
En d’autres mots, les trois textes d’aujourd’hui — celui du prophète Sophonie, l’épitre de saint Paul et l’évangile des Béatitudes ne disent pas autre chose. Pourtant, à une première lecture, ils risquent de provoquer chez certains d’entre nous un désarroi analogue à celui que j’avais éprouvé dans mon enfance.
Notre assemblée comporte, en effet, des intellectuels, des professionnels indépendants de fortune, des gens de bonnes familles, toutes catégories qui, à une première lecture, ne semblent pas coïncider avec le premier choix de Jésus, même si elles n’ont rien à voir avec les sinistres personnages dont nous faisons ces temps-ci connaissance dans la série télévisée Krash.
Le prophète Sophonie, en effet, semble dire que seul un « petit reste » parmi le peuple d’Israël trouvera grâce à ses yeux. Ce « peuple petit et humble », il l’enjoint de toujours rechercher « la justice et l’humilité » afin de trouver refuge et salut dans le nom du Seigneur. Il n’y aura parmi ce petit peuple, précise-t-il, ni iniquité ni mensonge. Peut-être pourrait-on voir dans ces propos l’annonce du « petit reste » issu d’Israël et qui adviendra avec le rameau chrétien des premiers siècles? Mais à ce dernier, si c’est le cas, il propose une morale exigeante, si exigeante et si radicale qu’il est permis de penser que seul encore, un « petit reste » sera capable de la mettre en pratique. Pour Sophonie, le salut est loin d’être accessible à tous.
Avec saint Paul, la prédilection de Dieu se précise. Elle s’élargit cette fois à la lumière du message évangélique. L’apôtre des Gentils écrit qu’il n’y a pas, parmi les chrétiens de son temps beaucoup de sages aux yeux des hommes, ni de gens puissants ou de haute naissance. Il semble donc, à une première lecture, voir les intellectuels, les politiciens, les hommes d’affaires et les grands bourgeois dans la position inconfortable du chameau qui tente de se faufiler par le chas d’une aiguille… ou dans la position du jeune homme riche incapable de se résoudre à suivre Jésus à cause de ses grands biens. Pourtant Nicodème et le centurion romain n’étaient ni petits ni pauvres et ils ont trouvé grâce aux yeux de Jésus parce qu’ils sont venus à lui avec humilité en le reconnaissant comme leur maître tout puissant et le détenteur de toute sagesse.
Le choix de Dieu selon saint Paul se porte sur « ce qu’il y a de fou dans le monde », ce qui est faible, méprisé, d’origine modeste, ce qui n’est rien, afin, précise-t-il, que personne ne puisse s’enorgueillir devant Dieu. Celui qui veut s’enorgueillir, qu’il mette son orgueil dans le Seigneur.
Mettre son orgueil dans le Seigneur, c’est se reconnaître devant lui comme ignorant, comme faible, comme peu de chose. Seul le regard et l’amour du christ Jésus peuvent transcender cette ignorance, cette faiblesse et ces énormes carences qui sont les nôtres. Le regard amoureux de Dieu peut, en effet, transformer le poltron en héros et faire un saint du plus grand des pécheurs.
Mais l’épitre de saint Paul indique surtout, comme Sophonie, la prédilection du Seigneur pour les petits et les humbles. Cette prédilection est incontournable. Et en tout premier lieu, pour les biens-nés et les privilégiés que nous sommes, l’Ancien Testament, en décrétant la Loi de Moise, précisait les devoirs des croyants envers le Dieu unique. Avec l’avènement du Christ, le Nouveau Testament poursuit avec ce que Jésus a appelé un commandement nouveau : « Aime ton prochain comme toi-même ». Aux devoirs du croyant envers Dieu, Jésus ajoute un second devoir tout aussi important que le précédent, c’est celui qui précise maintenant les rapports du croyant avec ses frères humains. Ces rapports avec le prochain prolongent dorénavant la vision de l’Ancien Testament pour indiquer à l’homme quel regard d’amour inconditionnel il doit, à l’image de Dieu, poser sur l’autre quoi qu’il advienne. Avec Jésus, la loi du talion est désormais dépassée.
« Mais qui est mon prochain? », demandera-t-on à Jésus à l’énoncé de ce second commandement. Et c’est là que la prédilection de Dieu pour les petits et les humbles, pour les pauvres, les sans grade et les laissés-pour-compte devient, selon saint Paul, le prolongement, pour notre temps, de la parabole du bon Samaritain.
Secourir les blessés de la vie, les assumer, les prendre, en quelque sorte, sous sa responsabilité, c’est ce que tentent de faire toutes nos démarches à l’égard des œuvres de charité : notre participation à Centraide, à Moisson Montréal, aux Petits frères des pauvres, au Chaînon, aux Auberges du cœur et j’en passe! Sans parler de notre soutien au comité Aide-Partage de notre communauté. Tous ces généreux dons répétés en cours d’année se veulent une première tentative de réponse à l’injonction du second commandement.
Mais il y a plus. L’apôtre nous invite aussi à combattre « l’injustice et l’iniquité ». Il nous demande d’aller plus loin que la charité, de cette charité qui colmate les brèches dans une société bancale qui perpétue et accentue les inégalités. Il nous demande de dépasser la charité de bienfaisance pour faire advenir la justice. En clair : travailler à faire advenir la justice et l’équité, dans la société néolibérale où nous sommes immergés, c’est travailler à faire changer les structures d’un système égoïste voué d’abord à la recherche du profit. Un tel système n’a fait, au cours des récentes décennies, que creuser davantage le fossé des inégalités. Aujourd’hui, un patron d’entreprise peut percevoir un salaire des centaines de fois supérieur au modeste salaire de l’ouvrier qu’il emploie. À ce salaire exorbitant s’ajoutent, en plus, des bonis et des primes de départ faramineuses. Quant aux chômeurs et assistés sociaux qui doivent vivre avec 592 $ par mois, ils ne figurent même pas à l’écran radar de ces privilégiés et des politiciens qui les supportent pour ensuite bénéficier de leurs largesses.
Ceux et celles, parmi les chrétiens, qui ont fait leur la prédilection de Jésus pour les petits et les démunis, doivent aussi s’engager à substituer à la loi de la jungle de ce néo-libéralisme des structures sociales et politiques plus égalitaires et plus humaines. Cet engagement ne peut faire l’économie de nos choix politiques. Parmi les options, les partis, les candidats en présence, lors d’une élection, les chrétiens conséquents avec le second commandement, devraient appuyer le parti dont le programme s’engage le plus clairement et le plus fermement dans la lutte aux inégalités.
L’évangile des Béatitudes nous engage encore davantage dans l’explicitation des prédilections divines. Il emprunte ici une figure littéraire très ancienne, celle de la répétition poétique d'une même expression syntaxique et grammaticale. Les huit premiers énoncés, qui débutent tous par le mot « heureux », s’adressent à la foule et au delà de celle-ci à tous ceux et celles qui ont suivi Jésus. Les derniers énoncés s’adressent plus particulièrement aux disciples auxquels il annonce les persécutions dont ils seront l’objet pour avoir proclamé son nom.
Jésus, dit saint Matthieu, prononce ce sermon fondateur du haut d’une montagne. Suggère-t-il ici un rappel de la montagne où les tables de la Loi furent remises à Moise? S’il le fait, c’est sans doute pour accentuer l’évolution entre les deux révélations. La Loi dictée à Moise précise les obligations imposées au peuple juif pour l’obtention du salut. Les béatitudes, elles, ne posent pas de condition au salut. Elles invitent plutôt les pauvres de cœur, les doux, les affligés et tous les autres au bonheur d’accéder au Royaume après avoir connu les vicissitudes de la vie sur terre. Gandhi, l’artisan de paix par excellence, avait fait des Béatitudes l’un de ses textes spirituels de prédilection.
L’énoncé de tous ces groupes de bienheureux constitue sans doute la formulation la plus achevée que Jésus ait fait des premiers destinataires du Royaume. Mais en même temps, on peut voir dans leur rapprochement une sorte d’autoportrait de Jésus proposé comme modèle à ceux qui le suivent, qu’ils soient, à son image, pauvres de cœur, plein de douceur, assoiffés de justice, miséricordieux, artisans de paix, apôtres de la justice. Jésus ne cache pas à ses disciples et à ses apôtres que de telles valeurs pourront être objet de contradiction et même de représailles, à l’égard de ceux qui les adopteront. Faire siennes les Béatitudes, prendre systématiquement le parti des pauvres, des petits et des humbles dans ses comportements sociaux et ses choix politiques comporte des risques. Se solidariser avec ceux et celles qui les défendent peut entraîner la réprobation et l’hostilité des pouvoirs et des possédants.
La répression sanglante des gouvernements de Salvator Allende au Chili en 1973 nous rappelle jusqu’où peuvent aller les représailles contre ceux et celles qui contestent les pouvoirs et l’argent au nom des petits et des pauvres.
Mais plus près nous, chrétiens, la condamnation par Rome des théologiens de la libération en Amérique latine en est un autre exemple. Il illustre bien aussi la force provocatrice que peut représenter, pour des autorités en place, un parti-pris pour les pauvres, porté jusqu’à sa pleine logique politique.
Prendre le parti des petits et des humbles c’est prendre le parti de Jésus lui-même, puisqu’il s’est identifié à eux en se situant lui-même dans la tradition biblique du serviteur souffrant plutôt que dans celle du grand-prêtre ou du roi. Aussi, peut-il nous dire qu’« un simple verre d’eau offert à un pauvre en mon nom, c’est moi qui le reçois ».

 

Communauté chrétienne Saint-Albert-Le-Grand de Montréal