Le premier dimanche du Carême nous ramène les tentations de Jésus au désert que nous avons spontanément tendance à mettre en parallèle ou même à identifier avec nos propres tentations. Est-ce une tentation à éviter ?
Les membres de l’équipe de liturgie n’ont pas manqué d’affirmer que Jésus, étant un être humain normalement constitué, devait lui aussi être confronté à des tentations, avec la possibilité d’y succomber puisqu’il est un être doté de liberté. Par ailleurs, les tentations mentionnées par l’Évangile seraient des archétypes de celles qui viennent tirailler un jour ou l’autre toute personne humaine : désir de satisfaction matérielle, de puissance et de domination. Est-ce vraiment le cas ? Au sens littéral, peu de gens ont songé à transformer des pierres en pain, ou vérifier s’ils ont une qualité surhumaine, même divine. Concédons que l’ambition dévorante, presque mégalomaniaque peut atteindre l’un ou l’autre… mais dans ce cas, il s’agirait plutôt d’une maladie. Voyons donc d’un peu plus près les tentations de Jésus avant de les plaquer sur les nôtres.
Le Tentateur, le diable, a bien réfléchi à son affaire. Il présente successivement à Jésus trois « tentations » fabriquées sur mesure pour l’atteindre dans son identité et sa mission. Il « tente » Jésus, il le « teste », avec la permission de Dieu puisque c’est l’Esprit qui a conduit Jésus au désert avec le propos plus ou moins explicite de le soumettre à la tentation.
De son côté, Jésus aussi était bien préparé. Il a grandi en force et en sagesse, il a développé une relation toute spéciale avec Dieu, son Père. Il accepte de se rendre au désert, lieu de sécheresse, mais surtout lieu de pauvreté et de vulnérabilité où chacun est confronté à ses démons, sans protection. Dans la Bible, de grandes figures y ont effectué un séjour avant d’entreprendre leur mission.
Voilà que le duel s’engage, entre Jésus et le Tentateur. Nous ne sommes pas dans Star Wars avec des épées au rayon laser. Les tentations vont en crescendo et culminent avec la troisième pour laquelle le diable s’est armé de la parole de Dieu avec un petit « p » tandis que Jésus se sert de la Parole avec un grand « P », comme d’un bouclier.
Tour à tour, les deux protagonistes dégainent une parole de l’Écriture dans un combat qui reflète l’option constante de Jésus : il maintient sa qualité de « Fils » et ne revendique rien d’autre. Tout au long de sa mission, quelles que soient les circonstances, il s’en est remis à Dieu son Père. Il est resté dans l’obéissance. Il a renoncé à utiliser toute puissance à son profit. Il a voulu servir plutôt que d’asservir. Le Tentateur apparaît comme un pauvre diable bien dérisoire, qui attaque Jésus en projetant sur lui toute la convoitise qui l’habite. Il méconnaît le cœur de Jésus, et par ses tentations, il aide Jésus à définir son être devant Dieu. Jésus tient bon dans la fidélité à lui-même et à son Père, il tient bon dans la confiance. Une confiance inébranlable, en ce qui le concerne. Il attend tout de Dieu son Père qui le comble de son amour. Que pourrait encore lui offrir le Tentateur ?
Après trois essais infructueux, le Diable ne se tient pas pour battu. « Il s’éloigna jusqu’au moment fixé », celui de la Croix, la dernière tentation où de façon décisive Jésus s’abandonnera à Dieu son Père en lui remettant son esprit.
Petite observation sur ce duel. Le Diable y apparaît davantage comme le grand « Négociateur » que le grand Tentateur ! Il se pose comme un Maître dans l’art de la négociation. Avec lui, tout est transaction : « Tu fais ceci, et moi, en échange, je te donne cela ». Il se croit en position de force, comme si Jésus devait manger dans sa main. Il se croit « Maître du monde » et a quand même besoin de Jésus pour nourrir son identité, son moi hypertrophié qui ne pourra jamais être contenté. Pitoyable dans son orgueil démesuré !
Comment Jésus recevait-il cet assaut ? Il n’a pas manqué de saisir par contraste, l’absence de consistance de ce Satan à l’appétit insatiable. Rien à voir avec celui qu’Israël a connu comme Dieu de l’Alliance, Dieu qui fait grâce et libère son peuple. Rien à voir non plus avec celui que Jésus nommait « Abba », « Père ». Jésus refuse d’entrer en négociation avec ce personnage qui voudrait lui offrir mer et monde. Il sait bien qu’il n’a rien à y gagner. En vérité, comme nous le disons dans le « Notre Père », il n’entre pas en tentation… Il n’entre pas en négociation.
Et nous…? Devant ce Tentateur, nous ne sommes pas démunis. Pourrait-il vraiment éroder notre confiance, nous déloger du cœur de Dieu en atteignant notre esprit filial ? Nous avons la Parole de Dieu que nous entendons servir et qui nous rappelle constamment le régime de grâce et d’Alliance dans lequel notre baptême nous a inscrits. Nous plaçons en Dieu notre espérance. Qui d’autre nous ferait voir le bonheur ? Notre allégeance ne va à personne d’autre ! Montrons au Tentateur à qui il a affaire ! Disons-lui qu’à l’art de négocier, nous préférons l’art d’aimer !