S’il y avait une parabole d’Évangile à sauvegarder à tout
prix, je choisirais peut-être celle de l’obole de la veuve
tant celle-ci, par son attitude, est une icône du Christ Jésus.
Cette courte anecdote nous situe d’emblée sur le terrain
de la générosité folle, déraisonnable. La générosité,
nous la pratiquons tous… mais prudente, raisonnable, prévoyante.
C’est ce que Jésus s’amuse à regarder en observant
les gens qui mettent de l’argent dans le tronc du Temple. Beaucoup
de gens riches y mettent de grosses sommes. Mais ça n’impressionne
pas Jésus : il reste indifférent. Par contre, son regard
est attiré, comme aimanté, par le geste d’une veuve
pauvre qui fait une offrande dérisoire : deux sous, deux piècettes.
Mais, affirme Jésus, c’est de son nécessaire qu’elle
donne. Elle aurait pu au moins offrir une des deux pièces, c’aurait été raisonnable… Non,
elle offre tout son nécessaire : « Amen, je vous
le dis, cette pauvre veuve vient de mettre dans le tronc plus que tout
le monde. » Curieuse arithmétique que cette nouvelle équation évangélique : « Il
a PLUS donné, celui qui a TOUT donné, même s’il
a PEU donné. Les deux sous de la veuve ont plus de valeur aux yeux
de Jésus que les grosses sommes des autres. Dans le commentaire
de Jésus, deux mots nous agacent, peut-être parce qu’ils
nous culpabilisent : le superflu et le nécessaire. Qui voudrait
ne pas se sentir généreux quand il donne, surtout s’il
donne beaucoup; mais on sait bien aussi que tant que ça ne mord
pas sur notre nécessaire, on reste loin des ‘folies’ de
l’évangile. Bien sûr, à l’occasion, on
a tous envie de cette générosité folle, de faire des
folies, mais ce qui nous retient, c’est la peur des lendemains. On
se dit : « Et si demain, ce que je donne venait à me
manquer? » Alors la belle flambée de générosité s’éteint
aussitôt.
Seule la foi, la confiance en la vie, et en Dieu qui donne la vie peut
exorciser la peur de manquer. Pourtant le propos de l’évangile
est on ne peut plus clair : « Votre Père connaît
vos besoins. Quand vous le priez, dites : donne-nous aujourd’hui
notre pain de ce jour. » Certains ajouteraient volontiers : « … et
le pain de demain » Mais demain, justement, aurai-je encore
un emploi? une retraite suffisante? Demain, qu’est-ce qui va me tomber
dessus, un accident, une maladie grave? Toutes ces considérations
ne sont pas propices pour cultiver la générosité folle
de l’évangile. Pourtant Jésus s’adresse à nous
comme à ses disciples : « Amen, je vous le dis,
cette veuve a pris sur son indigence, elle a donné tout ce qu’elle
avait pour vivre. » Comment ne pas se référer
ici à Jésus lui-même qui va tout donner, à l’heure
de la Passion. Oui, cette veuve est une des plus belles images de Jésus.
Elle fait éclater le don et la confiance qui est à sa source :
Je te donne tout, Dieu et Père, parce que je te fais confiance totalement.
Voilà pourquoi Jésus l’admire. Elle est de sa race.
Reconnaissons-le, faire confiance à Dieu à ce point ne va
pas de soi. Dans le monde présent où nos lendemains se préparent
de longue date, où l’on cherche à éviter tous
les risques possibles par des assurances de toutes sortes, s’en remettre à Dieu – à ce
point là – c’est de la pure folie! D’ailleurs,
cette parabole, comme tant d’autres ne nous invite pas à résoudre
de façon simpliste la question ici posée. L’abandon
filial ne se confond pas avec l’insouciance ni avec l’imprévoyance.
La sollicitude avec laquelle la Providence entoure les oiseaux du ciel,
voire nos écureuils, ne les empêche pas de participer et de
collaborer – et Dieu sait avec quelle prévoyance et ténacité – au
déroulement et à l’accomplissement de la création
de Dieu. Mais attention, les enfants de Dieu que nous sommes, peuvent-ils
agir comme s’ils étaient seuls au monde, comme s’ils
ne pouvaient compter que sur eux-mêmes, que sur leurs seules ressources,
comme des orphelins abandonnés. Je ne sais quel croyant a trouvé la
bouleversante formule : « le Père de demain est
le même que celui d’aujourd’hui. » Car finalement
le geste de la pauvre veuve vient ébranler nos consciences quelque
peu paganisées. Nous sommes enfants de Dieu, tout l’évangile
nous le révèle. Nous ne sommes pas des orphelins : « Le
Père de demain est le même que celui d’aujourd’hui. »
Oui, la veuve du Temple symbolise en quelque sorte l’attitude de
Dieu lui-même. Lorsqu’Il envoie son Fils dans le monde, notre
Dieu ne donne pas de son superflu, il se donne lui-même. Comme pour
la veuve, « il a tout donné, tout ce qu’il avait
pour vivre. » Osons le dire, il a même donné de
son ‘indigence’, de sa pauvreté. Bien sûr, Dieu
est infiniment riche, mais riche en amour.
Là est le paradoxe évangélique : richesse en
amour et pauvreté de cœur sont indissociables. Aller au bout
de l’amour, c’est renoncer à soi-même et à sa
suffisance, c’est aller jusqu’à l’effacement de
soi dans l’humilité du regard porté sur l’autre
dans l’amour.
Mieux encore que la veuve du Temple, Dieu dans la Pâque de son Fils
nous révèle sa pauvreté. Il est en manque d’amour
et d’enfants jusqu’au fond du Cœur. Son dénuement
en Jésus est le signe de la soif d’amour qui l’habitait,
et l’habite éternellement. Dieu est infiniment riche de sa
pauvreté. Car c’est de son indigence qu’il ne cesse
de donner.
Le Christ Jésus, nous le savons et nous le croyons, a offert jusqu’à sa
propre vie afin que la multitude de ses frères et sœurs en
humanité ait part à sa gloire lorsqu’Il reviendra.
Gardons-nous d’édulcorer ces convictions de foi, surtout quand
on célèbre l’Eucharistie, mémorial de la Pâque
du Christ mort et ressuscité.