En vous lisant ce fragment d’évangile, j’ai essayé de
communiquer le malaise que j’ai ressenti à la première
lecture. Malaise déjà éprouvé dans l’extrait
d’Habacuc.
Au cours des deux dernières semaines, je me suis progressivement
réconcilié avec ces textes déroutants et je voudrais
refaire avec vous ce parcours qui permettrait de rendre grâce aujourd’hui
malgré eux.
Des textes qui offrent au moins trois occasions de rébellion :
-
Quand Habacuc prie Dieu de soulager les souffrances du peuple
d’Israël,
le prophète s’entend répondre : aie confiance,
un jour ça arrivera, mais n’insiste pas, ce serait de
l’insolence!
-
Aux Apôtres qui demandent ‘Augmente en nous la Foi’ Jésus
répond de façon blessante : pour songer à l’augmenter,
encore faudrait-il que vous en ayez le moindrement, et ça
se remarquerait.
-
Et le comble, c’est la dernière phrase : après
avoir passé la journée à travailler et la soirée à servir
le maître, dites-vous : ‘nous sommes des serviteurs
quelconques, nous n’avons fait que notre devoir’ – Comme
renforcement positif, on peut rêver mieux.
Et, en réponse au maître méprisant, me vient aux
lèvres ce beau cri des anarchistes : ni Dieu, ni Maître!
‘Ni Dieu, ni maître!’ Cela sonne étrange pour moi
qui ai été élevé dans la vénération
des ‘martyrs
vendéens’, mes ancêtres. Leur slogan était ‘Pour
Dieu et pour le Roi!’. Une foi exaltée au nom de laquelle, crucifix
en tête, ils chargeaient à la fourche les troupes de la Révolution.
Avoir la foi, quelle foi et pour quoi?
-
Avoir la foi profonde des nomades de Mauritanie qu’évoquait
Claire de Ravinel. Proches de la nature, conscients de leur fragilité,
extrêmement démunis, mais rendant grâce plusieurs
fois par jour des bienfaits dont ils sont comblés.
-
Ou la foi toute simple des personnes qui se dévouent au jour
le jour. Celles qui, modestement, admettent que les voies de Dieu sont
mystérieuses et qu’il nous faut laisser Dieu être
Dieu.
Donc croire en la bienveillance de Dieu et en mon insignifiance… Suis-je
trop orgueilleux, trop insolent, pour vivre de cette foi-là?
Suis-je, sommes-nous, trop comblés par la vie?
-
Pour avoir la foi du paralytique. Celui à qui Jésus
dit : ‘Ta foi t’a sauvé’. Un paralytique
maudit de tous et se méprisant lui-même.
-
De nos jours aussi, il semble que, chez les Alcooliques Anonymes,
la première étape de la guérison, c’est
de reconnaître que seul Dieu, ou toute autre façon de
le nommer, peut me guérir de la dépendance.
Donc m’efforcer de croire en Dieu pour ne pas désespérer,
s’accrocher à Dieu pour ne pas se pendre…
Au plus profond de moi, je résiste à croire.
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Reprenons le texte. Les disciples ne disent pas : ‘Nous aimerions
tellement avoir la foi!’ mais : ‘toi, Jésus,
tu peux augmenter notre foi’. Notre foi en toi et en nous. Fais
que nous ayons confiance en nos capacités et toi, fais-nous confiance.
Car la confiance en notre capacité d’engagement et de renaissance
pourrait bien n’être que le reflet de la confiance qu’on
nous témoigne.
Il me semble que nous touchons l’essentiel : Jésus
se sentait habité par la confiance de celui qu’il appelait
son Père. Une confiance qui lui a fait trouver le sens de sa vie :
dès lors, tout le travail de Jésus a été de
redonner confiance : une confiance qui guérit et qui sauve,
une confiance qui accomplit des miracles.
Attentifs aux enseignements de leur ami Jésus, il me semble que
les disciples ont pu avoir cette intuition : il faudrait être
capable de voir l’autre plus grand que ses actes, capable de pardonner… Faire
plus confiance à l’autre, faire plus confiance à soi-même. ‘Seigneur,
aide-nous à progresser en cela’ : une demande raisonnable,
de la part des disciples, qui aimeraient être à la hauteur.
Non, semble répondre Jésus, ce qui est exigé pour
me suivre, c’est quelque chose de déraisonnable, d’excessif.
Un saut dans le vide, un pari, une décision auxquels vous n’êtes
pas prêts. Vous n’imaginez pas ce que cela implique.
Car Jésus n’a pas apporté de réponse à l’absurdité de
la vie. Il a sans doute réalisé tôt qu’il finirait
rejeté, abandonné, renié. Jésus n’a
pas fait la révolution. Il a fait modestement son œuvre
de vérité, au profit de quelques dizaines de personnes
rencontrées au hasard de la route. Et c’est un parcours
qui mène à la Croix.
Parmi les personnes que nous reconnaissons comme des chrétiens
modèles, il y a Mère Teresa, l’Abbé Pierre,
Pops plus près de nous… D’après ce que nous
savons de leur vie intérieure, ils s’avouent de faibles
croyants, habités par le doute et la désespérance,
mais d’un inlassable dévouement. Ils n’ont pas toujours
cru en Dieu, mais ils n’ont jamais désespéré de
l’humain.
La foi, pour nous, serviteurs quelconques d’aujourd’hui,
le noyau dur de nos croyances, pourrait être d’abord
une foi en l’humain, une espérance. Donc une décision
de croire dans le côté lumineux de l’humanité.
Faute d’une meilleure expression, disons croire en l’Esprit
de Dieu. Faire le pari qu’il y a, au cœur de chaque humain,
cet intime besoin de gratuité, ce profond désir d’aimer.
On peut décider d’y croire, on peut consacrer sa vie à faire
grandir cette foi en l’humain en risquant la confiance. On peut
décider de s’y accrocher aux moments les plus sombres.
Cette foi, dès lors, n’est pas abstraite, elle est l’empreinte
des personnes que nous essayons d’aimer et qui sont autant de visages
de Jésus guérisseur ou de Jésus torturé.
Cette foi, elle est le tissu des épreuves et des rencontres qui
nous ont fait grandir plus vrais, plus libres… plus vulnérables
aussi.
Tandis que nous bêchons ainsi notre si petit jardin, avec juste
assez de foi en l’Esprit pour faire notre devoir, il nous arrivera
de remarquer les petits miracles que la vie accomplit, mais, en personnes
lucides, nous voyons surtout l’étendue vertigineuse des
champs dévastés et l’insignifiance de nos réalisations.
Alors, nous aussi, nous entrons en tentation, alors nous aussi nous entrons
en prière, pour entendre le Dieu de Jésus nous redire sa
confiance et ranimer notre espérance. Et, parfois, nous saurions
même rendre grâce pour la grandeur de cette triste condition
humaine.